Un maraîcher, et des prosélytes.
Vous me direz, quel rapport entre les deux ? C’est vrai que vu comme ça, il n’y en n’a pas tellement.
Un vendeur de fruits et légumes, et des vendeurs de croyances, l’un contre de l’argent les autres contre une conversion. N’y a-t-il qu’une valeur marchande ? Quoi qu’à bien regarder de près…
Tous les matins (ou presque), les prosélytes sont là, ouverts à la discussion, le regard aux aguets pour trouver la personne qui n’ose pas franchir le premier pas. Parfois, certains passants s’arrêtent pour discuter. Moi, non. Je ne sais pas vraiment ce qu’ils disent, et à vrai dire cela ne m’intéresse pas. La religion, les croyances, je préfère lire que discuter pour me forger mon opinion.
La lecture a cet avantage qu’on fait absolument ce qu’on veut du discours de l’autre. On peut très bien sauter un paragraphe ennuyant sans risquer que l’auteur s’aperçoive qu’on ne l’écoute qu’avec le regard dans le vague. On peut aussi être en désaccord total avec lui, et lâcher un « quel imbécile de dire de telles âneries » (en beaucoup moins poli) sans qu’il ne s’offusque. Et puis, le meilleur : on peut fermer le livre. Le jeter au travers d’une fenêtre. Arracher des pages. Le brûler. Enfin, on en fait ce qu’on veut. Tandis que la personne en face, il y a un minimum de règles de bonne conduite en société à respecter. Et puis, bon, il faut dire aussi, je suis pressé moi voyez-vous, je ne dois pas m’arrêter parce que sinon, je vais arriver en retard.
Les soirs également, ils sont encore là. À attendre les futurs convertis. Je ne sais pas s’ils arrivent à convertir beaucoup de personnes à leur cause, mais au moins, ils sont là. Ils croient au discours, en la puissance de la parole.
Les mots sont des planches que l’on jette sur un abîme, avec lesquels on traverse l’espace d’une pensée, et qui souffrent le passage et non point la station.
Paul Valéry
Par les mots, et par leurs petits prospectus, ces hommes et ces femmes donnent un sens à la vie et essayent de montrer à cette foule pressée que le monde n’est peut-être pas si absurde que cela. En tout cas, ils croient. Ils espèrent.
Les soirs, le maraîcher est aussi là lui aussi. Il vend ses fruits et ses légumes. Fraises, tomates, ananas même ; melons ou pastèques. Ce n’est pas forcément la saison, mais au moins, c’est sur le chemin, et puis, ça n’a pas l’air si cher que cela. Installé comme il peut avec ses cagettes de fruits et légumes, quand il pleut il s’abrite un peu plus près sous l’appentis pour éviter que tout soit détrempé (marchandises et lui-même). Il ne vend pas toujours de tout, mais cela ne semble pas non plus de si mauvaise qualité. De toutes façons je ne me suis jamais approché plus que cela, il ne m’est pas encore venu l’idée de grignoter une tomate ou un ananas sur le chemin du retour. Souvent, je vois des personnes s’arrêter et acheter quelques fruits, ils repartent avec un sac plastique pas très écologique, mais ça fait bien l’affaire. Il suffit de ne pas laisser le sac s’envoler dans la nature.
Même si ce n’est certainement pas le travail idéal et qu’il n’en est sans doute pas satisfait, probablement se sent-il heureux d’avoir au moins cela. Le maraîcher, il croit aussi. Il gagne sa vie comme il peut en vendant sa marchandise, il croit peut-être en un meilleur avenir pour lui, pour sa famille.
Voilà le point commun entre les prosélytes et le maraîcher, au-delà du fait que je les vois presque chaque jour, sans vraiment faire attention à leurs visages, sans jamais avoir essayé de retenir leurs traits. Ils croient en quelque chose, ils espèrent.
Moi aussi, j’espère. J’espère qu’il fasse moins froid lorsque je vais à ma gare le matin ; lorsque je rentre chez moi le soir ; ces moments où je croise ces personnes qui espèrent aussi.
Mais si seulement… Si seulement l’un n’était pas dans un de ces cartels mafieux de vendeurs à la sauvette… Si seulement les autres n’étaient pas membres d’une secte…
Espérer, c’est démentir l’avenir.
Emil Cioran